CHAPITRE II
Les capteurs thermiques placés en dessous de la ligne de flottaison du super-ice-tanker donnèrent pour l’eau de surface cinquante-trois degrés, puis cinquante à un mètre de profondeur, pour arriver à quarante à dix mètres. Mais la quille du bateau de glace, profonde de deux cents mètres, était soumise à une chaleur de vingt-quatre degrés. Lors de la construction du monstre, on n’aurait jamais songé que l’eau de mer puisse atteindre une température aussi élevée.
L’équipage réduit du S.I.T. ne cachait pas ses inquiétudes, et les hommes de repos ne rejoignaient jamais leurs cabines, rôdaient sur le pont, silhouettes confuses dans la brume épaisse. La masse considérable du S.I.T., constituée de glace, transformait ce brouillard d’abord en pluie puis en neige lorsque les couches supérieures étaient elles-mêmes refroidies. Il arrivait que le pont soit recouvert de plusieurs centimètres en quelques minutes. Une équipe spéciale était alors chargée de la balayer, mais en général, malgré son contact avec la glace du navire, elle arrivait à fondre. Ce phénomène créait autour de l’énorme monstre glaciaire une sorte d’éclaircie. Dans ces cas-là, quand la neige cessait de tomber, le brouillard disparaissait et laissait place à une zone de meilleure visibilité qui pouvait atteindre cinq cents mètres de rayon, et qui accompagnait le S.I.T. dans son lent déplacement à cinq nœuds à l’heure.
L’extrême tension qui régnait sur la passerelle décourageait les visiteurs qui venaient là pour passer un moment ou bavarder. Il fallait tenir à l’œil tous les écrans, tous les indicateurs. La rencontre avec un iceberg deviendrait de plus en plus probable en dessous de l’équateur qu’on était en train de dépasser, d’où ces fortes élévations de température de l’eau, alors que l’air par lui-même ne dépassait pas trente degrés, sauf bien entendu quand le super-tanker imposait son froid de glace.
Pour l’instant, sur la passerelle, Zabel et Lien Rag, assistés de Gdami et de deux timoniers, veillaient sur la marche du navire. Dans la salle des machines, quatre mécaniciens surveillaient les groupes propulseurs, mais aussi les compresseurs de congélation qui donnaient de grandes angoisses à tout le monde car, avec le passage de la ligne, ils étaient surmenés et leurs grondements audibles par tous faisaient frémir toute la structure du tanker, de la quille jusqu’au mât d’antenne. Parfois ils rugissaient comme des fauves blessés qui continuent à faire face. La coque évidemment souffrait. Des lézardes étaient apparues dès le départ de Tsing Voksal et par la suite, en approchant de l’équateur, des pans entiers de glace commencèrent à se détacher. Avant qu’ils n’aient fondu dans la mer chaude, on les voyait flotter un moment, et c’était pour tous un spectacle éprouvant.
Bien sûr, on se disait que cela ne représentait qu’un faible pourcentage de l’épaisseur totale de la coque, mais il suffisait que la dégradation se poursuive inlassablement pour que les capillaires où le fluide de réfrigération circulait soient mis à nu. On ne pouvait même pas colmater de façon parfaite. Pour ce faire on utilisait des lances d’arrosage. L’eau était d’abord dessalée et passait dans des bacs de refroidissement qui l’amenaient au zéro. Ensuite, il fallait la faire couler très lentement en un ruissellement continu le long de la coque, en espérant qu’un trentième se congèlerait, mais ce n’était pas toujours le cas. Les dépenses d’énergie étaient telles que Lien Rag se demandait si les réserves suffiraient pour rejoindre Chiloe Station.
Depuis qu’ils n’en finissaient pas de traverser la ceinture chaude de l’équateur, il avait pris une décision qui lui coûtait beaucoup. Ils ne ravitailleraient plus les cargos en panne qui se trouveraient sur leur route. Il était accablé de ne pouvoir tenir ses engagements. Les cargos lançaient des appels radio faciles à capter, et le S.I.T. devait changer de cap lorsqu’il risquait de passer à proximité d’un de ces navires en détresse. Il avait fallu réduire la vitesse d’un nœud, ce qui représentait une économie de seize pour cent de fuphoc. Mais par deux fois ils avaient frôlé un de ces cargos à moins de cent mètres, avaient entendu les cris d’appels des marins, leurs supplications puis leurs malédictions tandis qu’ils disparaissaient dans la brume. Même à plusieurs kilomètres leurs moteurs puissants, leurs compresseurs, le remous de leurs hélices pouvaient être perçus par des gens qui attendaient un hypothétique secours. Dans ces cas-là Lien Rag ordonnait que l’on n’écoute plus la radio et qu’on ne tienne aucun compte de ce que l’on verrait et entendrait.
Jael, qui était déjà effrayée par ce voyage terrifiant, s’enfermait dans la cabine confortable du commandant de bord et se bouchait les oreilles, de crainte d’entendre les cris des abandonnés. Elle vivait des heures épouvantables depuis que le S.I.T. glissait ainsi sur cet océan à peine froissé par des vaguelettes. La pression des masses nuageuses pesait non seulement sur l’eau salée mais aussi sur les corps et les âmes, et chacun se sentait écrasé, lourd, disgracieux. On se traînait dans les coursives, dans les escaliers, sur le pont. Elle n’osait plus pénétrer dans la passerelle tant la gravité du lieu l’impressionnait.
Elle se souvenait d’un train-cathédrale qu’elle avait visité quelques années auparavant. Ce sanctuaire reconstitué d’après une imagerie ancienne avait été conçu pour inspirer plus que du respect : de la crainte. Son style ogival, sa pénombre, jusqu’à son air lourd d’encens restaient dans son souvenir comme une menace, et elle retrouvait cette impression au seuil du poste de commandement de l’énorme iceberg artificiel. Elle aurait voulu s’initier à la navigation, mais depuis le départ avait compris que ce ne serait jamais le moment au cours de cette traversée infernale tant qu’on avancerait dans de telles conditions. Visibilité nulle, réception radio nulle ou presque, réchauffement constant de l’eau de mer, dégradations continues sur les flancs du navire. Et on ignorait si la quille n’était pas elle-même rongée dans le fond.
Elle allait retrouver Gus, le cousin de Lien Rag qui, la plupart du temps, se trouvait dans le salon des officiers en train de lire. Il comblait son retard de plusieurs années, essayant de se mettre au courant des grands bouleversements de la planète. Elle l’aimait bien car il lui racontait comment s’était déroulée sa vie dans le satellite qu’il appelait S.A.S. ou le Bulb. Au début elle s’embrouillait un peu dans tous ces noms, ne comprenait pas qui étaient Isaie, Grathe, et tous ces gens qu’il citait.
— Non, pas d’autres survivants, répondait-il brièvement quand elle lui posait la question. Le Bulb s’est enfoncé dans l’océan à une très grande profondeur et la pression de l’eau, en certains endroits, a crevé sa paroi. Certains êtres vivants ont dû être noyés ou bien n’ont pu résister à la pression atmosphérique. De toute façon nos écrans de contrôle ne fonctionnaient plus et nous n’avons pu inspecter l’intérieur de l’animal de l’espace.
Jael avait vu cette énorme masse qui flottait encore sur l’eau en dégageant une puanteur horrible, au point qu’ils avaient dû fuir le pont et se réfugier dans les cabines, ou bien encore mettre des masques. Lien Rag avait essayé de pénétrer dans le corps de l’animal pour une dernière vérification, mais avait découvert que l’organisme avait été complètement déchiqueté par la plongée dans les abysses et que des milliers de prédateurs, requins et orques, avaient fait le reste. Ces animaux-là nageaient dans une mer de sang souvent coagulé. Les restes informes qui flottaient en grand nombre pouvaient être attribués aussi bien à un humain qu’à un animal. Lien Rag avait dû remonter à la surface et ensuite ils s’étaient vivement éloignés de cette charogne en train d’infester l’océan. Le S.I.T. avait expédié quelques missiles qui avaient provoqué des geysers de chairs putrides mélangés à des liquides innommables, mais le Bulb n’avait pas coulé.
— Laissons-le aux requins, ils en viendront à bout.
Cinquante kilomètres, lui affirmait Gus. Le Bulb faisait cinquante kilomètres de long dans l’espace et elle ne parvenait pas à imaginer le fabuleux animal. D’ailleurs Gus aurait préféré que l’on parle de planète organique intelligente.
— Nous avions noué des liens assez profonds. Je ne sais s’il s’agissait d’amitié circonstancielle, les uns et les autres étant solidaires vu les événements, mais enfin c’était ainsi. J’ai eu du chagrin à sa mort, même si je savais qu’elle pouvait être le signe annonciateur de notre future libération. Ou de notre propre mort…
Isaie et Grathe préféraient la plupart du temps rester dans leur cabine commune. Jael n’ignorait rien de leurs relations affectives mais aurait aimé les rencontrer plus souvent. Ces deux-là étaient vraiment des enfants du satellite qui n’avaient jamais connu autre chose. Depuis des générations ils vivaient dans cet immense corps astral sans souhaiter voir ailleurs, et d’un seul coup ils étaient propulsés à travers l’espace jusqu’à cette Terre qui, pour eux, représentait l’Enfer depuis toujours. Les récits traditionnels avaient fini par montrer cette planète comme un territoire où la vie était impossible, où la cruauté et les vices se perpétuaient pour le malheur de ceux qui essayaient d’y exister. Gus tentait de leur expliquer qu’il existait encore des coins où il serait possible de connaître autre chose, mais ils ne voulaient pas le croire et se confinaient dans leur cabine. Le brouillard, si épais qu’il en était consistant, les épouvantait, et il fallait leur servir les repas dans leur antre car ils refusaient de venir dans la salle à manger.
— Des générations se sont succédé dans le Bulb, et il fut un temps où la vie devait y être très agréable. Les Ophiuchusiens, bien avant les affrontements qui provoquèrent des scissions irrévocables, avaient atteint un très haut niveau de vie, et leur technologie était époustouflante. La preuve, je suis arrivé là-haut comme cul-de-jatte et j’en reviens avec deux membres inférieurs parfaits. Mon cousin Lien Rag n’en revenait pas de me voir ainsi. Et il ne s’agit pas de prothèses. Là-haut tout était possible tant que le Bulb est resté en bonne santé. Puis tout s’est dégradé très vite.
Timidement, Jael sortait sur le pont, le parcourait en essayant de percer le mystère de ce brouillard. L’étrave du navire avançait dans un espace de visibilité de quelques cent ou deux cents mètres, mais la neige, la pluie ou la bruine obligeaient vite à rentrer à l’abri, quand ce n’était pas la grêle. Alors il fallait fuir, car de véritables blocs de glace tombaient en sifflant des nues. Ils éclataient sur le pont avec un bruit assourdissant et plusieurs marins avaient été blessés par leurs éclats.
Lien Rag ne quittait jamais bien longtemps la passerelle pour la retrouver, mais il était si épuisé qu’il s’endormait pour une heure ou deux dans ses bras, se réveillait en sursaut et, s’imaginant que sans lui le S.I.T. se trouverait vite en perdition, se hâtait de regagner son poste de commandement. Pourtant Zabel et Gdami faisaient merveille, se comprenant d’un signe, d’un mot. Le fils de Farnelle, malgré son jeune âge, était extrêmement doué pour la navigation. Il savait lire les différents spots du radar, interpréter une échographie et un sondage imprécis. Grâce à lui on avait déjà évité pas mal d’ennuis.
Sur la carte, Lien Rag constata qu’ils passeraient à moins de trente milles des îles Christmas et il se demanda ce que devenaient ses habitants et son révérend qui dirigeait l’île d’une poigne de fer. La hausse de la température n’était pas pour les gêner, mais lorsque les brumes se disperseraient, ils grilleraient vite, étant donné leur situation sur la ceinture de feu. Leur radio n’était plus audible, alors qu’avant la formation de cette couche nuageuse elle servait de relais pour tout le Pacifique. Le Consortium des bonzes avait installé là un puissant réémetteur.
— Désormais, nous ne pouvons donner de nos nouvelles ni savoir si le professeur Charlster a imaginé d’autres hypothèses, disait Lien Rag à Zabel. Je me demande même si Liensun et lui peuvent poursuivre leur mission aérienne pour prendre des photographies du ciel et du Soleil. Lacustra City doit se vider de ses habitants.
— Farnelle et Danglov ne pourront jamais rejoindre la scierie des îles de la Reine Charlotte, répondit Zabel, et je regrette qu’elle n’ait pas jugé bon de nous accompagner.
Gdami, pour lutter contre la chaleur de la passerelle, portait une combinaison isotherme, et parfois il allait dans une cabine sans climatisation pour vivre nu. Il avait hâte d’arriver dans des régions plus froides et espérait que l’Antarctique serait en définitive une terre d’accueil pour des métis comme lui. Mais les informations sur les différentes migrations n’étaient plus captées. On ignorait comment les populations envisageaient leur avenir, et si l’approche d’une catastrophe climatique provoquait des paniques.
— Maman préfère le Nord, dit-il. Elle espérait rejoindre le S.I.R.C. avec Danglov, mais le Princess aura du mal à entreprendre le voyage, car là-haut il y a trop d’obstacles à franchir. Les Aléoutiennes forment un véritable barrage et dans cette brume on risque de s’échouer, sans parler des icebergs qui doivent pulluler.
Deux jours plus tard, les capteurs annoncèrent une baisse sensible de la température de l’eau de mer. En surface on venait de passer en dessous des cinquante degrés mais dans les fonds la température restait encore assez élevée, et on en avait bien pour une quinzaine de jours avant de trouver une eau à vingt degrés. C’était le niveau où le S.I.T. pouvait se maintenir en bon état. Lien Rag espérait que le brouillard se lèverait un peu de façon à reprendre un minimum de vitesse, l’énergie consacrée au refroidissement de la coque pouvant servir aux moteurs.
— Il y aura un autre signe : la possibilité de capter les stations côtières de la Patagonie.
En attendant, personne ne relâchait sa vigilance et la proximité de plusieurs icebergs ne put que les encourager dans cette attitude. Il fallait aussi éviter de trop se rapprocher des côtes où les eaux étaient plus chaudes. Lien Rag attendait avec impatience le courant froid du Pérou dont ils devraient sentir les effets d’ici une semaine. Il serait nécessaire de lutter contre mais en contrepartie il améliorerait la navigation.
Lorsqu’il disposait de quelques instants, Lien Rag, avant d’aller dormir, se rendait dans la cabine de Isaie et de Grathe, trouvant que son cousin Gus négligeait trop ces deux rescapés du Bulb. Il était attiré par les seuls survivants d’une population qui pendant deux mille ans avait survécu dans un satellite hybride. Il essayait de leur soutirer des récits, des détails, mais les deux étaient fortement traumatisés par leur arrivée sur la Terre. Ils se méfiaient de tout le monde et regrettaient leur paradis perdu.
— Pourtant, leur disait Lien Rag, les dernières années furent difficiles. Souvenez-vous du temps où l’ordinateur complètement fou interrompait la pesanteur artificielle, l’oxygène, le recyclage d’eau. Il pouvait neiger le matin et faire une température caniculaire ensuite. On ne savait jamais si on ne se retrouverait pas au plafond au lieu d’être dans son lit, quand on se réveillait. J’ai vécu là-haut des années effrayantes, au point que j’en avais perdu la raison. Sans Gus, je ne m’en serais jamais sorti.
Il avait fallu annoncer à Gus la fin tragique de Kurts le Pirate, et l’ancien cul-de-jatte avait paru affecté. Cependant Lien Rag se demandait si son cousin ne ressentait pas une grande indifférence envers les autres. Certes, il revenait de l’enfer, mais désormais il vivait pour lui-même, ne manifestait aucune curiosité pour le S.I.T., pour la navigation, pour l’avenir qui attendait les Terriens. C’était comme s’il avait épuisé dans les derniers temps toutes ses possibilités affectives et intellectuelles.
— Je sais, répondait le docteur Isaie, nous vivions très mal et je peux dire que depuis mon enfance je n’ai connu que des événements graves, les guerres civiles, les pannes d’ordinateur… Gus, votre cousin, a réussi à rétablir la situation, et je dois reconnaître que le Bulb nous a quand même aidés. Mais il se savait condamné et déjà l’indifférence de la mort planait sur ses réactions.
— Moi je regrette mon monde, ajoutait le jeune garçon. Je redoutais les primitifs, les garous et les monstres de toute nature, mais désormais la perspective de passer le reste de ma vie sur votre Terre me terrifie. Vous croyez que ce brouillard sera éternel ? Et ce Soleil tant redouté va-t-il tous nous faire cuire ? Je ne sais pas ce qui nous attend et pourtant j’aimerais sortir de cette cabine. J’imaginais un monde différent, comme on pouvait en lire la description dans des livres anciens. Les Ophiuchusiens, à une époque, voulaient supprimer la lecture directe, c’est-à-dire sur un support comme le livre ou les magazines, mais ils n’y sont jamais parvenus. Ils cherchaient à tout enregistrer sur des mémoires qui auraient été sélectives. N’importe qui n’aurait pu lire sur son écran n’importe quoi. Des gens ont alors commencé à cacher des livres en grosses quantités, et moi j’avais trouvé une de ces cachettes. Je lisais des choses incompréhensibles sur les îles paradisiaques, où les gens vivaient nus sous des palmiers et péchaient de beaux poissons pour les faire griller sur la plage, tout en jouant d’un instrument dont j’ai perdu le nom.
Lien Rag ne pouvait rien répondre à cela. Il y avait eu un moment, au début du réchauffement, où tous les espoirs étaient possibles. La température dans certaines régions devenait raisonnable, on sortait sans combinaison isotherme. Ce n’était ni la chaleur ni le froid extrêmes, et on vivait bien. Lacustra City, par exemple, avait bénéficié de ces quelques années charnières pour se développer, mais tout cela devrait bientôt être oublié. Combien de temps faudrait-il aux hommes pour réussir à communiquer entre eux, pour envisager la reprise d’une économie, d’un commerce avec les autres groupes isolés dans tous les points du monde ?
— Nous descendons vers le sud, vers des zones climatiques plus tempérées et bientôt le brouillard sera moins épais.
Mais ils ne voyaient rien venir, alors que le super-ice-tanker sortait de la ceinture de feu de l’équateur pour naviguer dans une eau à trente-cinq, quarante degrés. Les compresseurs avaient des ennuis et un jour il fallut stopper les machines pour effectuer des réparations urgentes. Tout le monde fut mobilisé et on réussit à extraire Isaie et Grathe de leur cabine pour aider l’équipage à certains nettoyages de pièces. Ils travaillèrent sans enthousiasme, soulevant la curiosité des marins qui ne comprenaient pas tous d’où sortaient ces deux individus qu’on avait récupérés en plein océan, sur une immense charogne flottante. Une sorte d’île assez grande faite de viande en train de se décomposer. Après des siècles de censure efficace sur la constitution du monde, sur l’astronomie et les origines de la glaciation, il était normal que la notion de satellite soit incompréhensible pour la plupart des gens, et encore plus celle d’animal de l’espace.
Isaie finit par s’en aller pour rêver dans sa cabine, mais Grathe s’obstina malgré les plaisanteries douteuses de certains qui faisaient allusion à ses relations intimes avec le petit docteur. Grathe ne comprenait pas cet ostracisme, et s’en ouvrit à Lien Rag qui lui expliqua que les questions sexuelles avaient depuis longtemps été codifiées par différentes civilisations et organismes sociaux.
— On pense que du temps de la Grande Panique il n’existait plus aucun tabou, mais avec la création de la société ferroviaire telle que les Aiguilleurs la concevaient, une morale stricte commença d’être appliquée, et les Néo-Catholiques s’engouffrèrent dans cette voie moralisatrice. Il leur fallait des motivations pour s’implanter solidement et devenir la première religion du monde. Ils voulaient faire oublier qu’ils n’étaient pas les héritiers directs de l’ancienne religion catholique, qu’ils pouvaient au début être considérés comme une secte qui réussissait. Les véritables descendants de Rome et du Vatican étaient les Grégoriens. Mais on les a vite exclus, pourchassés.
Malgré tout, Grathe commença à aller et venir dans le super-ice-tanker et les marins l’acceptèrent peu à peu. Il était disposé à travailler et à partager les repas des hommes d’équipage. Gdami lui-même noua avec lui des liens d’amitié et lui fit visiter dans le détail les énormes machineries du navire.
Les réparations sur le S.I.T. durèrent près d’une semaine, et lorsqu’il reprit sa navigation les compresseurs fonctionnaient mieux et avec moins de bruit et de dépense de fuphoc. On put profiter d’une légère amélioration de la visibilité pour gagner un nœud de plus à l’heure.
On arriva enfin dans le courant froid du Pérou dont les effets se firent sentir quelques jours plus tard. Lien Rag pensait que si tout continuait à bien aller, ils atteindraient Chiloe Station dans une trentaine de jours. Ils étaient partis depuis bientôt cinq mois et ignoraient tout de la situation internationale.
— J’aimerais avoir des nouvelles de Farnelle, disait Zabel.
Lien Rag pensait à son fils Liensun qu’il créditait d’une grande énergie pour se tirer sans mal des situations les plus désespérées.
Insensiblement on se rapprochait de la côte, et la quantité de fuphoc dépensée permettait d’espérer qu’on atteindrait le but, peut-être de justesse mais on y arriverait.
Et puis la première radio côtière fut captée, et ils apprirent que Chiloe Station avait été abandonnée au profit des régions plus au sud et de Punta Arenas.